Trois petites histoires d’Istanbul: le derviche (1/2)

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 Istanbuuuuuuuuuul… Istanbul, Istanbul, Istanbul…

          Tour à tour soeur, mère, fille, et surtout copine espiègle, ma Charlotte, “femme d’expat” rencontrée in extremis à la fin de nos vies bucarestoises en 2012, m’invitait donc à passer une semaine dans sa nouvelle ville d’accueil et de coeur: Istanbul.

               A Istanbul, il y a eu l’émerveillement n°1, l’émerveillement n° 2, l’émerveillement n°3 et ainsi de suite devant les terrasses qui ne savaient plus comment répondre au ciel bleu azur. (Il y a eu aussi l’émerveillement hors classement devant le petit prof d’accordéon de la plus jeune fille de Charlotte… Trop mignon, trop intéressant et re-trop mignon). Et puis évidemment, il y a tout ce que les visiteurs de cette ville magique n’auront pas manqué: Topkapi, la Mosquée Bleue, Grand Bazar et compagnie. Vous voyez de quoi je parle ou bien vous le verrez un jour.

                J’ai trois choses à raconter sur ma semaine dans cette ville faite de pentes raides stambouliotes. Le reste des histoires relève des petits plaisirs simples que sont le soleil, une amie fidèle, l’eau bleue du Bosphore et les plaisirs de la chair.

Petite histoire n°1: Wouwouwou font les derviches qui tournent 

            Avant de mettre les pieds à Istanbul, j’avais bien pensé aux derviches mais la sonnette d’alarme anthropologico-valérienne résonnait déjà dans ma tête: si c’était pour voir des derviches coincés entre deux représentations abrutissantes de soit-disant danse du ventre, c’était même pas la peine.

                Et puis la vie nous a fait un cadeau. Charlotte était revenue avec un bon plan dont elle ne savait pas grand- chose mais là, “il y avait des derviches, des vrais”.

              Dans une toute petite rue d’un quartier proche du centre, nous franchissons le porche d’une maison abritant un lieu de culte. Un couloir est percé de fenêtres. Derrière elles, reposent des cercueils drapés de vert, couleur de l’Islam. Les individus s’arrêtent devant les grilles et prient. Tête couverte, nous traversons la cour, montons un escalier et ôtons nos chaussures. C’est l’effervescence au premier étage de la maison dans laquelle nous venons de pénétrer. Jeunes et moins jeunes femmes piaillent joyeusement en buvant leur thé. Une jeune fille nous indique la direction de la mezzanine réservée aux femmes. Nous nous installons dans le fond, loin de la haute balustrade en croisillons qui tout en cachant celles qui veulent épier, offre une vue sur l’espace réservé aux hommes.

                Des femmes arrivent encore sur la mezzanine. Elles sortent de leur sac un foulard et une jupe qui servent à couvrir le pantalon qu’elles portaient pendant leur journée. Elles ne couvrent pas leur corps, elles couvrent leurs “formes” pour que ni les hommes, ni les femmes ne soient détournés de leur  unique objectif ce soir: prier. La cérémonie va commencer. Elles doivent être à présent 150 assises sur le sol à nos côtés. Il y a d’abord l’appel à la prière et bien que je sois absolument novice en la matière, j’imagine que c’est la même prière qui doit avoir lieu dans toutes les mosquées et les maisons à cette heure. Tous et toutes tournés face à la Mecque, les croyants trouvent difficilement la place pour s’aligner côte à côte. Ils commencent la valse des prosternations et des redressements: debout, à genoux et tête contre le sol, on n’entend que le bruit des articulations qui craquent, les genoux qui frappent le tapis plain et les chuchotements des prières récitées pour soi, yeux mi-clos.

                La prière est terminée, tous se replacent en quinconce face à la balustrade. Au-dessous de nous, les hommes commencent à chanter. Ou à scander. Ou peut-être rythmer. Je ne sais pas quel terme il convient d’utiliser. C’est fascinant et enivrant. Certaines femmes murmurent aussi, tout en continuant à prier. Les rythmes s’accélèrent. Les femmes commencent à se balancer de droite à gauche en laissant valdinguer leurs têtes… Les corps répondent aux chants, il fait de plus en plus chaud, j’ai envie moi aussi de me laisser aller dans la marée langoureuse… Un autre chant suit le premier mais cette fois, il n’est fait que de respirations. Les hommes soufflent et inspirent avec toute la profondeur de leur poitrine. C’est animal et humain à la fois. En bas, en haut, les hommes et les femmes secouent leurs corps, certaines à nos côtés sanglotent les yeux fermés… Les larmes coulent, coulent et s’envolent au fur et à mesure que les têtes sursautent…

               J’ai envie d’aller coller mes épaules à celles des autres femmes et moi aussi, de me laisser gagner par l’énergie spirituelle qui les a emmenées ailleurs. De rares personnes ont l’air impassible… La transe ne s’est pas offerte à tout le monde ce soir on dirait.

Bouche ouverte, Charlotte et moi avons complètement oublié le derviche.

               Les hommes en bas sont disposés en cercles autour d’un noyau qui reste vide. Ils tournent légèrement en chantant, la main gauche posée sur l’épaule du voisin. Ils forment un choeur fait d’air, et d’avant en arrière, il forment visuellement un coeur qui bat. Ensemble, ils deviennent un coeur-choeur primitif. Charlotte me souffle à l’oreille “le derviche s’approche”. En effet, de rangée en rangée, très discrètement, il s’approche du noyau autour desquels les hommes sont rassemblés. Quand il l’atteint, tête baissée et bras croisés sur la poitrine, il commence à tourner… Et il éclot. Sa robe laineuse, blanche et lourde commencent à onduler, ses bras s’ouvrent vers le ciel et sur son visage, on voit qu’il nous quitte… Tête penchée et yeux absents, il est ailleurs. Il nous a abandonnées, nous les néophytes qui comprenons à peine ce qui se passe sans sous-estimer la sacralité du moment. Le derviche tourne, tourne, tourne encore… soutenu par les hommes qui le subliment par leurs corps et leurs voix. Les tambours, les femmes, les voix, la pénombre, le derviche, la musique enveloppante… Du bout des doigts, j’ai touché la transe. Mais juste du bout des doigts… Et pourtant, en essayant de se souvenir, tout n’est déjà plus très clair…

                La musique s’arrête, l’office est terminé. La lumière se rallume et tout reprend comme si de rien n’était. Les femmes, arrivées sans foulard et sans jupe, ôtent leurs habits de prière, le thé est servi, les petits gâteaux aussi et assises par terre ou autour des tables, les femmes reprennent joyeusement le fil des potins. Tout a repris comme si une heure auparavant, elles ne s’étaient pas « dévoilées » et n’avaient pas dénudé leurs âmes les unes devant les autres en laissant parler leurs coeurs et leurs corps.

Je sors de là en ayant l’impression de marcher sur un nuage. Dur-dur de remettre les pieds dans la rue, où les voitures passent, où les gens s’esclaffent.

A suivre: Sainte-Sophie ou la malédiction de la touriste solitaire…

Aussi quelques commentaires si vous avez encore assez de patience…

 

Loin des représentations pour touristes (mais alors vraiment très loin de là), nous avons donc assisté à un « office » (zut, je sais même pas quel terme utiliser!!!) avec la communauté soufi. Pour le très peu que j’en sache, c’est donc une branche de l’Islam. Je n’y connais absolument rien mais exceptionnellement, c’était bon de se laisser guider uniquement par ses sens et ses émotions sans rien comprendre. (Mais là, je suis à ce point intriguée que je veux bien découvrir…)

Ensuite, je voudrais revenir sur cette fameuse séparation hommes-femmes dans les lieux de cultes et m’éloigner un peu du lieu commun de bas-étage. D’abord, la séparation entre hommes et femmes, c’est pas que dans l’Islam, les orthodoxes font ça aussi et il y a longtemps, les cathos également.

Pour ce qui de la façon dont ça se passe chez nos amis musulmans, ce que moi j’observe c’est que les femmes ne sont pas du tout en position de discrimination. D’abord parce que si mise à l’écart il y a, c’est parce que visiblement, c’est ces messieurs qu’on ne juge pas aptes à se concentrer. En effet, les femmes elles, cachées derrière leurs petits croisillons, peuvent parfaitement observer ce qui se passe en bas (ou devant, ça dépend). On les juge dès lors plus aptes à ne pas se laisser déconcentrer ? Et pour ce qui est du voile et des vêtements cachant les formes pendant les cérémonies, c’est tout pareil: que ce soit vis-à-vis des hommes ou des femmes… Qui ne s’est jamais laissé happer par les reflets d’une belle chevelure…

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